Université Paris 7 Denis-Diderot
UFR Sciences Humaines et Cliniques
DEA Anthropologie Psychanalytique et Pratiques Cliniques du Corps
Responsable : Paul-Laurent Assoun
La clinique du virtuel
Ira Lampiri
Paris, Juin 2005
Je tiens avant tout à remercier mon directeur de recherche Markos Zafiropoulos pour l’encadrement de ce travail et pour ses enseignements tout au long de l’année.
De même, les enseignements du professeur Paul-Laurent Assoun m’ont ouverts de nouvelles perspectives dans l’appréhension de ce travail, et je l’en remercie.
Un grand merci à Natassa Katsogianni, Xenia Milonaki, Marina Kousouri, Eirini Rari et Myrto Arapinis pour leurs suggestions et leurs relectures de ce texte.
Merci aussi à toutes les personnes d’avoir accepté à participer aux entretiens, sans lesquelles ce mémoire serait impossible.
Table de matières
1
7
Magritte - Decalcomania 7
l. Les mythes et les origines de créations artificielles « à l’image de l’homme » 7
l.l Généalogie des créatures artificielles 12
Elles reflètent le souci de capturer l’humain
en l’imitant et en le représentant dans un dispositif
artificiel. Ce n’est pas par hasard si l’une des
premières créatures artificielles, la statue antique
de Galatée devenant femme, attire l’attention sur cette
qualité jugée essentielle, la beauté. De la
même façon, les ordinateurs tentent de simuler
l’intelligence et la décision. Tous les récits
artificiels portent la marque d’une représentation de
l’humain qui le définit comme un être créé.
Nous retrouvons ainsi le mystère de l’Homme tentant de
sortir de lui-même pour se comprendre, jusqu’à
imaginer une créature qui s’organiserait et échapperait
à son créateur. A cet égard, l’intelligence
artificielle se situe dans une continuité avec les traditions
anciennes.
l.2 Entre science et fiction 14
l.3 La légende du golem 15
l.4 Des « ménagères » artificielles 16
l.5 De créatures artificielles aux relations à médiation technologique 16
2. Définitions et éléments historiques de l’Internet 20
2.l Terminologie 20
2.2 Les origines 21
3. Postmodernisme 24
3.l L’émergence d’un nouveau type d’individualité 25
3.2 La position de l’anthropologie psychanalytique 30
3.3 Hypothèses 32
3.4 Tout a commencé … 35
4. Les diverses visages de l’Internet 38
4.1 Les possibles usages d’Internet 39
4.2 La communication sur Internet 41
4.3 L’Internet rassemble-t-il à l’Inconscient ? 43
4.4 La rencontre amoureuse sur Internet 48
5. Interprétations psychanalytiques du virtuel à partir de cas cliniques 50
5.l. Le cas Stefanos : Un usage effectif ou l’Internet et le stade du miroir 52
5.2. Le cas George : L’Internet en tant qu’espace transitionnel 56
5.3. Le cas Tigrakil : Ou l’Internet et le narcissisme 60
5.4 Romilda 66
6. Quelques notions essentielles avant de conclure 75
6.1 Le virtuel « inquiétant étranger » 78
6.2. Les fantasmes dans le Net 79
6.3. Une virtuelle protection de la castration ? 80
6.4. La question du corps dans le virtuel 82
6.5. Des nouveaux modes de jouissance ? 87
6.6. Pour conclure… 90
Bibliographie 91
Ce ne sont que des illusions humaines non démenties…1
Nietzsche
L’homme a toujours été hanté par le désir de créer artificiellement un être à son image. Présent dans des légendes comme celles de Pygmalion ou du golem de la tradition juive, ce mythe de l’homme créateur, égal à un Dieu, connaît un nouveau souffle au XXe siècle avec les développements en robotique et en intelligence artificielle.
En juin l945, le mathématicien John Von Neumann,
professeur à Princeton, aux Etats-Unis, signe les plans d’une
nouvelle machine, qu’il appelle l’Edvac (Electronic
Device Variable Automatic Computer). Le premier prototype sera
construit en l948, sous le nom de Mark l, à l’université
d’Aberdeen en Angleterre. Les plans de Von Neumann donneront
naissance à une longue lignée de machines, les
ordinateurs, fonctionnant toutes sur le même principe, quels
que soient les perfectionnements qu’elles aient connus par la
suite.
Pourquoi a-t-on inventé l’ordinateur ? Une vision
trop étroite de l’histoire des techniques a conduit
jusqu’à présent à surestimer le rôle
joué à la fois par la demande sociale et par ce qui
serait l’enchaînement inéluctable d’une «
logique technique ». Plusieurs facteurs de cet ordre ont
certes contribué à la naissance de l’informatique.
Il n’en reste pas moins que l’une des préoccupations
centrales de Von Neumann, celle qu’il avait à l’esprit
lorsqu’il réfléchissait systématiquement
aux immenses possibilités ouvertes par l’usage des
tubes électroniques (ancêtres des transistors) dans le
calcul, était bien la création d’un modèle
réduit du cerveau humain. Il partageait cette préoccupation
avec le mathématicien britannique Alan Turing, qui
contribuera à la création du Mark l et qui avait, dès
l936, mis au point les grands concepts de la programmation.
Ces deux chercheurs s’inscrivent dans une très
ancienne tradition qui consiste à imaginer que l’on
puisse reproduire l’homme en passant par d’autres moyens
que la reproduction naturelle. Turing était par ailleurs
acharné à comprendre ce qu’il appelait le «
secret de la vie » et qui, selon lui, était affaire de
codage d’information. Tous ces travaux anticiperont et
annonceront les premiers pas de la génétique
moderne.
La lecture des « plans de I’Edvac »
rédigés par Von Neumann ne laisse aucun doute sur les
intentions de son auteur. Il y tisse une comparaison systématique
entre le fonctionnement du cerveau humain, tel qu’il
l’imagine, et celui de la machine qu’il souhaite
construire sur la base de ce modèle. Ce texte rappelle à
bien d’autres plans, les plans destinés à
« fabriquer un homme ». Le mathématicien
américain voit dans les tubes électroniques,
nouvellement utilisés pour le calcul, l’équivalent
du neurone humain. Sa comparaison sera particulièrement
heuristique, puisque son souci d’intégrer la mémoire
au processus de l’intelligence humaine le conduira à
doter les calculateurs, qui jusque-là n’en avaient pas,
d’une mémoire et d’un programme enregistré.
Ce pas fut décisif dans l’invention de l’ordinateur.
Dans le contexte scientifique et intellectuel des années
’40, l’idée de construire une machine
intelligente, un « cerveau électronique », comme
on disait alors, n’était en rien extravagante ou
marginale. Ce type de sujet était largement discuté
lors de rencontres informelles, mais systématiques, qui
réunissaient des chercheurs venant d’horizons divers,
tous concernés, à un titre ou à un autre, par
cette question. L’un des moments forts de ces discussions fut
la réunion des 6 et 7 janvier l945, au Princeton Institute,
où Norbert Wiener, Arturo Rosenblueth, John Von Neumann,
Lorente de No, Warren McCulloch et d’autres décidèrent
que les sujets concernant le domaine des ingénieurs et la
neurologie pouvaient désormais être regroupés
dans un seul champ, inaugurant ainsi ce que Wiener nommera plus
tard, en l947, la cybernétique.
D’étranges objets de laboratoire verront alors le
jour, telles les machines homéostatiques de William R. Ashby,
qui simulent certains comportements supposés du cerveau
humain, ou les « animaux artificiels », qui se déplacent
en évitant les obstacles et rechargent eux mêmes leurs
batteries, comme les tortues de Grey Walter ou les renards d’Albert
Ducrocq. Grey Walter avait pour objectif de lutter contre le
« découragement des physiologistes »
devant « l’énorme complexité du
système nerveux ». Pour lui, c’est moins le
nombre de ses unités qui compte, que la richesse de leur
interconnexion. Il soutiendra même avoir réussi à
reproduire artificiellement certains réflexes conditionnés
propres aux animaux. Le CNRS organisera à Paris, en janvier
l95l, un grand colloque international sur ce thème, où
l’on présentera ces machines. Loin d’être
marginaux, ces animaux ont considérablement marqué
l’histoire des créatures artificielles. On discute à
l’époque le fait de savoir si ces « êtres »
un peu particuliers ont une conscience. Cette piste de recherche
avait été ouverte par Alan Turing, qui semblait
persuadé que l’intelligence était une question
de « logiciel » plus qu’une question de «
matériel ».
La seule hésitation de ces chercheurs, qui furent par
ailleurs massivement soutenus par les institutions scientifiques et
militaires, ne portait pas sur la faisabilité de tels
projets, mais sur les délais nécessaires à leur
mise en oeuvre. Le point commun à toutes ces recherches est
l’idée qu’une création artificielle
reproduisant de façon autonome les fonctions les plus
essentielles du cerveau et du système nerveux est possible et
souhaitable.
Cette idée se situe dans le prolongement d’une
longue tradition, présente sous une forme ou sous une autre
dans la plupart des grandes cultures qui se sont succédées
depuis l’Antiquité: la tradition des créatures
artificielles façonnées par l’homme.
Paradoxalement, l’un des thèmes culturels les plus
anciens de l’humanité est présent au coeur de
ses créations les plus récentes. Le mythe de la
créature artificielle « à l’image de
l’Homme » se présente ainsi comme l’un
des fondements de l’imaginaire des nouvelles techniques. Il ne
s’agit pas d’un thème historique, qui aurait
marqué certaines étapes de l’humanité et
puis se serait en quelque sorte dissous dans la créativité
technique, mais bien d’un thème permanent, composante
inéluctable d’un certain rapport de l’Homme à
lui-même, à la nature et à l’artifice.
C’est à ce titre qu’il a guidé
l’innovation technique.
La famille des créatures à
l’image de l’Homme comprend aussi bien les statues
parlantes de l’Antiquité, le golem de la tradition
juive, les automates anthropomorphes du XVIIIe siècle,
Frankenstein et l’Eve future d’Auguste Villiers de
l’Isle-Adam, que les robots modernes. Les créatures
artificielles sont présentes à la fois dans les contes
et fables, les ouvrages littéraires et les oeuvres de fiction
en général, mais aussi dans les différentes
tentatives pour les réaliser sur un plan matériel.
Dès le XVIIIe siècle, le monde de la technique sert de contexte approprié pour de tels êtres, qui ont désormais de plus en plus fréquemment une allure concrète associée à l’automatisme, à l’électricité, puis à l’électronique. Il apparaît clairement que la représentation des créatures artificielles a tendance à se nourrir des techniques de l’époque où elle prend place. La statuaire grecque est fortement porteuse du thème de la créature artificielle au moment du développement du style dédalique, contemporain de l’essor d’un certain nombre de techniques (aux alentours du Ve siècle avant J.C.). Les grands progrès de la mécanique aux XVIIe et XVIIIe siècles permettront d’imaginer, comme le fera d’ailleurs l’ingénieur français Jacques de Vaucanson, des animaux puis un « homme artificiel ». La figure du robot (le terme est inventé dans les années ’20 par un auteur de théâtre tchèque, Karel Capek), corps métallique, gestes mécaniques et potentiellement menaçants, fait irruption en plein coeur de la civilisation industrielle, dont il épouse l’esthétique générale.
Au-delà de l’apparence prise par ces créatures
artificielles, la structure des récits ou des histoires qui
les mettent en scène comporte des invariants qui nous
permettent de mieux en comprendre le sens. Cette structure est
ternaire. D’abord, ces êtres non humains se sont
fabriqués à partir de matériaux courants. Les
trépieds mobiles qui assistent Héphaïstos sont en
fer forgé, Galatée, sculptée par Pygmalion, est
en ivoire avant de devenir chair. Les statues ou les têtes
parlantes de l’Antiquité sont d’abord des
réalisations matérielles faites à partir de
matériaux ordinaires. Le golem, sur le modèle d’Adam,
est fait à partir de glaise. Le caractère non humain
des créatures artificielles n’est donc pas obtenu par
l’originalité de la matière qui les
constitue.
Ensuite, les êtres artificiels sont toujours
conçus et fabriqués par l’Homme. Frankenstein
est un pur produit de travaux d’anatomie pathologique. Le
rabbin Loew façonne la glaise de ses propres mains pour
obtenir le corps du golem. Les robots modernes sont typiquement une
construction d’ingénieur.
Enfin, une intervention extérieure est toujours
nécessaire pour donner la vie, la conscience ou la pensée
à des créatures qui autrement resteraient inanimées.
Dans le cas de Pygmalion par exemple, il ne suffit pas au jeune roi
d’avoir sculpté la femme idéale, car, une fois
ses outils posés, son désespoir éclate de voir
sa créature sans vie. Il faudra l’intervention de la
déesse de l’amour pour transformer la statue en
Galatée, être artificiel certes, mais femme de roi et
mère de ses enfants. Alan Turing discutera longuement cette
question et verra dans le processus d’apprentissage autonome
dont ils seraient, selon lui, capables, la possibilité pour
les ordinateurs de devenir indépendants de leur créateur.
Le golem représente, à bien des égards, le
prototype des créatures artificielles qui nourrit
l’imaginaire des fondateurs de l’informatique et de la
cybernétique. Quoiqu’il en soit de la spécificité
du golem en tant qu’élément de l’histoire
du judaïsme religieux, dès la période talmudique,
il n’en représente pas moins un archétype de
créature artificielle qui emprunte à des traditions
non juives, et qui, en retour, nourrit le thème bien au-delà
de ses frontières culturelles d’origine. Le golem, au
même titre d’ailleurs que la plupart des créatures
artificielles, fait partie du capital culturel global de l’humanité.
Gershom Scholem, spécialiste de la Kabbale et de
l’histoire du judaïsme, souligne à quel point le
créateur du golem, le rabbin Loew (l5l3-l6l0) semble avoir
inspiré Von Neumann et le mathématicien américain
Norbert Wiener. Ce dernier assurera même descendre directement
de la famille du rabbin de Prague et n’épargnera pas
ses références au golem. Dans son commentaire du
thème, le cybernéticien français Abraham Moles
développera l’idée que la légende du
golem est liée au mythe de l’automate et que le rabbin
Loew donne à l’idée d’ordre un sens
extrêmement moderne, en l’opposant dialectiquement au
désordre, préfigurant le sens que les
thermodynamiciens lui attribueront quatre siècles plus tard
il représentait en cela, dans le judaïsme, la création
par l’Homme d’artifices lui permettant de détourner
les lois de la nature. Plus loin, Moles insiste sur le fait que le
golem est l’illustration du rationnel et non de l’irrationnel,
de la domination que l’Homme possède sur les choses,
dans la mesure où il veut en étudier les lois.
En ce sens, la créature artificielle que constitue le
golem est exemplaire de la démarche des créateurs de
l’informatique. Leur désir de créer un «
cerveau artificiel », c’est-à-dire de reproduire
sur un autre support ce qui constituait à leurs yeux la
quintessence de l’humain, correspond autant à la
réalisation d’un vieux rêve de l’humanité
qu’au souci, profondément scientifique, de comprendre
l’Homme en reproduisant artificiellement son double.
1 J’ai lue cette phrase sur un site grec un jour, en surfant. Le site ne donnait pas la référence du livre auquel elle appartient, donc c’est moi qui traduis.
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